Leurs mots à eux Rachel Shalita Traduit de l'Hébreu par Gilles Rozier Éditions de l'Antilope
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Leurs mots à eux
Rachel Shalita
Traduit de l'Hébreu par Gilles Rozier
Éditions de l'Antilope
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« Je suis assise avec maman sur le lit haut perché de la grande chambre. Nous sommes collées l’une à l’autre. »
L’incipit est une plume douce comme de la soie.
Ouvrir ce livre intense. Comprendre l’heure haute d’une littérature riche d’idiosyncrasie, de pouvoir et de tendresse.
Une petite fille Tzipi, grandissante au fil des pages, conte le déroulé de son enfance à Tel-Aviv, dans l’aube des années 1950.
On ressent d’emblée ce qui est virginal encore. Une terre à semer, graine après graine.
Cette voix d’enfance est un cerceau de lumière sur les pages, vive, intelligente, jamais naïve.
Cette fresque bienfaisante est un hymne à la puissance des alphabets du cœur.
Une plongée souveraine dans l’étymologie d’une famille, en pleine réalisation de la vie.
Unique enfant, malicieuse, perspicace, Tzipi est choyée, éduquée avec cette éthique d’une appartenance au symbole. Le point d’ancrage du cheminement d’avant.
Ses parents, polonais d’origine se sont réfugiés en Israël. Ils sont encore en mutation intérieure. Surtout la maman, fragile, souvent des crises d’asthme, et une dignité tellement exemplaire.
Le papa est musicologue côté cour. Il aime le sacre des chants à la synagogue. Non pratiquant, mais habité par la sonorité théologale de la pureté.
Il est éveillé aux grandes importances. Irradiant dans ses façons d’être. Celui, qui offre à l’enfant les outils pour demain dans cette intégrité qui est à l’instar d’un coquillage sur une plage. Laisser venir l’essentiel pour Tzipi.
Sa femme, professeur côté ville est dans cette ubiquité encore. Elle berce la fillette, prodigue les soins, un peu, beaucoup, passionnément. Compenser ce manque encore qui la happe et dont on devine, un arrachement de la terre natale, la Pologne. Une stimulante compensation affective en quelque sorte.
Des écueils cernent ses yeux, encore.
Tzipi est une merveilleuse petite fille. Elle apaise, tant elle semble un lâcher de crayons de couleur. Complétude et sourires ornent son visage si expressif.
Futée, mature, presque audacieuse dans sa soif de saisir les codes des grandes personnes et d’apprendre et de comprendre sa famille, enrobée de peur encore.
L’antre est la langue. La supériorité de résistance. Ici, ce serait exactement le cercle où l’origine prend appui. Polonais, ils parlent entre eux deux, le yiddish.
On pourrait imaginer un jeu, mais ici est la clef. L’enfant est sommé de ne parler qu’en hébreu. Tzipi essaie de déchiffrer cette langue de dualité où le polonais, le yiddish et l’hébreu confondent les lettres.
À l’instar d’un contre-pouvoir, d’une façon de se maintenir sur cette terre juive si fragile et vulnérable.
Cette langue dont les parents puisent leurs forces. Des mots salvateurs, des rappels pavloviens vers la Pologne, une façon d’honorer les persécutés en inventant les sonorités du cœur-même.
Ils s’approprient les sons, les vastes écorchures inoubliables, cette langue-mère.
L’aube où les métamorphoses dépendent des magistrales temporalités.
Le livre, ici, est le macrocosme et la sève de « Leurs mots à eux ».
« Personne ne me l’a expliqué, mais je le sais, tous les enfants des illustrations entre les mots en yiddish sont morts. Toux ceux qui parlaient cette langue là-bas aussi. »
« Il n’y a rien à sentir, papa dit, tu es juive, c’est un fait, ça n’a pas de rapport avec jeûner ni avec rien d’autre du même genre. »
Tzipi est la crête de ce récit presque autobiographique, absolument puissant et évocateur.
Il est au bord des lisières entre la géographie de la mémoire, le charme d’une enfant solaire, vive et intuitive.
« Leurs mots à eux » et un roman fulgurant de quête et d’énergie afin de ne jamais perdre le premier verbe, ni le premier cri de la naissance.
« J’attends que leur yiddish débarrasse le plancher. Maman ne l’abandonnera jamais, il est à l’intérieur d’elle, de son corps. Chaque mot prononcé en hébreu est déjà passé par le yiddish. Il sort en premier dès qu’elle a mal, quand elle n’a pas le temps de changer de langue ou qu’elle n’en a pas la force. Comme maintenant. »
« Le shalik blanc n’est pas que l’objet, c’est aussi l’étreinte des épaules qui l’accompagne. »
« Le yiddish m’ont-ils dit à leur manière, est un abîme de tristesse. Celui qui s’enfonce dedans risque de ne plus refaire surface. »
Rachel Shalita honore sa généalogie. Entre les hérédités et les passations, une miraculeuse petite fille joue à la marelle métaphoriquement entre ciel et terre.
Le yiddish à l’instar d’un cerf-volant en plein ciel.
Le vivant avec vue sur le monde. Tzipi, avec un jour d’avance sur la vie.
Traduit de l’hébreu par Gilles Rozier. Publié par les majeures Éditions de l’Antilope.
E. L.