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L'élégancedeslivres
1 mai 2024

Les doux Anguel Igov Traduit du bulgare par Marie Vrinat-Nikolov Éditions Intervalles

 

D’une langue douce, à l’instar d’une mélopée, « Les doux » est un pan de l’Histoire bulgare, durant le coup d’État communiste du 9 septembre 1944.

On pourrait imaginer des scènes en noir et blanc. Des ombres furtives dans les angles des rues. Des rideaux qui s’élèvent subrepticement lorsque les hommes et femmes frôlent les murs lourds de stigmates.

Des regards baissés et le poids lourd d’une vengeance aux abois.

Mais le récit est dans une sphère sentimentale, de reproches et de doutes. Une mise en abîme vertigineuse qui happe et donne à comprendre ce qui fut réellement de la Bulgarie ployée sous les affres.

La perte d’estime du prochain, hier son voisin, son ami, l’autre que l’on savait être un frère en humanité.

Les trahisons sont des murailles sur les consciences.

« Les doux » est un chant triste et tumultueux. La narration apaise les craintes et l’heure de l’expiation. Reformuler ce nouveau régime politique, sa terreur et ses méprises. « L’homme est un loup pour l’homme » selon Hobbes. La choralité est une corne de brume dans le flou d’un brouillard opaque.

Il est ici. L’homme du livre. Le poète, mélancolique et romantique. Dans une marginalité des silences et d’un évènementiel qui va l’agripper immanquablement.

Les ratures sur son éthique de vie. Emil Strezov, prolétaire, pauvre et atypique, va être cet autre : le juge. Subrepticement, il va devenir suiveur. La délation à l’instar d’une rédemption pour le peuple. Piégé quelque peu, pétri d’épreuves mentales, il va dénoncer, arrêter, forger au nom du peuple, la bannière qui élèvera cet autre monde, soudainement virginal des traîtres.

Mais l’heure est manichéenne et le risque grand. Peut-on renaître à soi-même si on pointe du doigt le fautif ?

Les voix, ici, ne sont pas des cascades chantantes, mais des désillusions. La philosophie œuvre et cherche à comprendre l’enjeu de l’humain.

« Vous avez une plume, prononça lentement le poète trapu...Vous avez aussi une ligne idéologique. Votre poème arrive à point nommé. C’est un fait que c’est exactement la tâche qui nous échoit : purger le pays des ennemis du peuple. »

Emil Strezov est d’ombre et de lumière. Scène traumatique, le tribunal populaire, la pulsion de repentance. L’exutoire qui prononce les paradoxes de l’âme humaine. Le récit est un huis-clos. Des séquences comme des plongées dans ce qui a véritablement existé. Le papier gorgé d’eau qui perd ses couleurs dans le caniveau en furie.

Ici, tout est dans l’évidence d’un texte poignant et profondément humain.

« Écoute un peu, Emil Strezov. Nous savons pas mal de choses. Nous connaissons chaque recoin et chaque cour intérieure de notre Youtchbounar. Nous connaissons les tuiles des maisons des richards et la manière dont tombent, à l’oblique, sur leur tapis couleur de rouille les derniers rayons du soleil de septembre. »

« Les doux » est l’étirement d’une justice lourde de métaux.

« - Tu as donné à lire à Kosta Anna Karénine, dit Emil Strezov. » «  - Ils les ont fusillés, mon ami, tu comprends ? La vague s’est soulevée et les a submergés. Elle nous a tous submergés. »

Ce livre est un voile noir, sublime. L’écriture est le fronton, assignée, et tirée  au cordeau.

Le sommet des rémanences. Les méandres qui soulèvent les gestes et les voix de ce peuple choral. Comme une noria d’oiseaux qui a perdu la trace des migrations intérieures.

« Les doux » est sombre et cardinal. Le halo bouleverse en grandeur les camaraderies, les fraternités. « Et la mort tomba sur la ville comme de la neige. »

L’empathie d’un renouveau. Le sursaut pacifique. Le prélude des révolutions intimes.

Ce grand livre d’Anguel Igov est un murmure en front de bataille. Magnifique, lucide, il est le prisme des humanités. En vérité.

Traduit avec brio du bulgare par Marie Vrinat-Nikolov. Publié par les majeures Éditions Intervalles.

E. L.

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